La riviera enchantée de Jean Cocteau
Le goût de l’opium
Quinze ans plus tard, Cocteau revient sur la Côte soigner son cœur brisé par la mort, à 20 ans, de son protégé Raymond Radiguet, mort d’une typhoïde et auteur du scandaleux roman Le Diable au corps. Si c’est Juan-les-Pins que Scott Fitzgerald et Franck Jay Gould ont mis à la mode, c’est à Toulon que s’arrête Cocteau, créateur fécond et ami de tout ceux qui compte – Proust, Nijinski, Apollinaire, Roland Garros, Anna de Noailles…
Il s’encanaille dans les bars du port, et prend goût à l’opium écoulé par les marins qui rentrent d’Orient. Mais il va trouver un havre doux et rustique à Villefranche, avec sa rade profonde que se partagent des pêcheurs, bateaux de croisière et escadres des flottes étrangères. Jusqu’à cette année 2012, le port n’était qu’une escale pour les croisiéristes, mais désormais, ils peuvent aussi s’y embarquer, pour le plus grand contentement des édiles touristiques.
Sammies et dames légères
Surprise, l’hôtel Welcome, où Cocteau avait trouvé refuge, est toujours là, surplombant le quai, briqué comme un yacht, avec ses cinq étages de murs orangés, de volets vert d’eau et de rambardes en fer forgé. Intérieurement, ce quatre étoiles est exemplairement sobre, chic, beau et même écolo, tout rénové en bois, marbre et acier.
Il a gardé la mémoire des séjours de Cocteau, artiste universellement connu, et la clientèle étrangère huppée qui la fréquente déchiffre avec bonheur les citations du poète courant en ruban sur le mur des chambres. Au bar, une coupe de champagne à la main, on se prend à écouter le directeur, Gérard Galbois, évoquer le bon vieux temps.
Ce bon vieux temps où le port grouillait de sammies de l’US Navy coiffés comme Popey, de la Dixie Cup, la coiffe blanche ; et de dames aux charmes tarifés déferlant de Marseille à Toulon. Au Welcome des années 1920, celui des frères Vigouroux, prédécesseurs des Galbois, dont l’enseigne visait la clientèle anglaise, on s’aime, on s’alcoolise bruyamment et on se tabasse.
« Maman chérie, écrit hypocritement Cocteau, Villefranche est une merveille… Cette vie excessive me déborde et je la regarde sagement de ma chambre comme d’une loge d’opéra. » Bien que ne payant pas sa note pendant deux ans d’affilée, Cocteau utilise deux chambres : l’officielle, la 22, pour les descentes de police et l’officieuse où flottent de suspects effluves chocolatés. L’artiste ne chôme pas, il dessine cent fois, de son trait épuré et vibrant, Orphée, héros du mythe qui le hante : tout es là, le poète, la Méditerranée, le mystère, l’amour inconsolable, la « zone » de l’en delà du miroir. Plus tard, il filmera une scène du Testament d’Orphée dans la rue Obscure, couverte depuis le XIVe siècle, qu’il n’est pas question de rater, au pied de la ville.
Un bastion pour mémorial
Menton, la ville des jardins, où règne le citronnier, est désormais le conservatoire de l’œuvre de Cocteau. Il ne faut pas manquer la salle de mariage de l’hôtel de ville, ornée par ses soins. Ses tatouages, ici gréco-égypto-africains, évoquent le pelage du léopard…
C’est à Menton que le poète s’est conçu un musée, celui du Bastion, posant jusqu’aux mosaïques de galets des sols et de la façade. Le Bastion abrite œuvre de ses dernières années, pas la meilleure, peintures et poteries justifiant un trop la vanne de son ami Picasso, « Cocteau est la queue de ma comète ».
L’ampleur de son génie protéiforme, c’est un grand manteau qui l’abrite : un coffrage de béton blanc d’un seul tenant, largement échancré sur Menton, signé de l’architecte Rudy Ricciotti : inauguré en novembre 2011, le musée Jean Cocteau fait la liaison entre la vieille ville et ses Halles. L’intérieur est un espace ouvert, immaculé, exposant sur 2700 m² une bonne partie des 1800 pièces de la collection-donation de l’Américain Severin Wunderman. Le parcours muséographique est organisé en sept séquences, combinant dessins, photographies, peintures, extraits de films…
Magnifique. Le génie de Cocteau le magicien opère toujours, depuis l’autre côté du miroir.